“Pourquoi le pain ?” Voilà sûrement l’interrogation que j’essuie le plus depuis qu’un certain livre est paru. Si ma réponse bredouillée se tient (quoi d’autre que le pain comme aliment symbolique, anthropologique, sociologique, politique, lieu des souvenirs, des odeurs, denrée culturelle, universelle et inépuisable (quoique)), cette question a laissé comme une marque en moi. Alech el khobz1 ?
“Nouassikom ya jirani ala el khmira thlatha ayam” “Ô ! Mes voisins ne préparez pas avec le levain pendant trois jours”
Paroles prononcées par le mourant, s’inscrivant dans le rituel du deuil en Tunisie. (Sonia Mlayah Hamzaoui, in Anthropology of the Middle East, 2020.)
Incursion temporelle en 2021, un soir de couvre-feu ou d’un fait de la même veine. Je fais les cent pas dans mon appart, jette un coup d’œil rapide à mon téléphone qui indique qu’un quart d’heure me sépare de mon entretien avec Marc-Alain Ouaknin. Il m’est arrivé de croiser l’imposante présence du philosophe et rabbin dans les couloirs de Radio France où il anime religieusement (sans mauvais jeu de mots) depuis bientôt dix ans, Talmudiques, une exploration des multiples facettes de la pensée juive. Je respire un grand coup, jauge la montagne de pain azyme qui se dresse devant moi dans un alignement quasi parfait. Comment expliquer qu’un pain à la forme si régulière, presque industrielle, suscite-t-il pareille émotion ?
Pour le bien d’un papier à paraître dans Pain Pain, je nage depuis des jours dans un océan panaire fait de matsoth (matza), dont le seul lien qui m’y unissait jusqu’alors était les innombrables années-régimes de ma mère. Pessah2 touche à sa fin, sonnant le glas dans nombre de foyers d’une consommation accrue de ce pain non levé.
Revenir sur cette interview Zoom qui durera plus de 4 heures serait, au fond, bien plus exaltant que ces mots d’aujourd’hui. Mais l’idée que cet échange existe avant tout dans mon souvenir et dans les pages d’une revue3 ne le rend que plus spécial encore. 4 heures donc, d’une exploration de la sacralité d’un pain, de son pouvoir cathartique, de sa capacité à une libération physique et émotionnelle, de son attache et ambivalence temporelles. Car comment un pain qui ne lève pas et qui a été fait dans l’urgence afin que les Hébreux sortent d’Égypte — et se libèrent de leur condition d’esclaves — peut-il être l’allégorie même du fait de prendre son temps ?
Ce soir-là, quelque chose est survenu chez moi. L’éclosion d’un lien encore jamais noué entre la denrée et son pouvoir sacro-linguistique. Avec l’amphibologie de l’hébreu4 — une langue qui m'apparaît à la fois familière et tellement lointaine. Avec la valeur numérique des lettres propre à cet idiome qui confère au mot matza un sens inédit. Avec le mouvement. Car permuter les lettres (ce que l’on nomme “le tsérouf” en hébreu) est une façon de pétrir la langue au même titre que le boulanger pétrit sa pâte, relate Ouaknin. Cette nuit-là une rencontre nouvelle avec le pain est survenue — au travers de celle d’un conteur.
Qu’attend-on d’une rencontre ? Si cette dernière n’est pas toujours vectrice de promesses, elle demeure le lieu, lorsqu’on se l’autorise, de l’émotion. Le lieu du bouleversement, par la confrontation à l’autre. Dans son essai La Rencontre5, le philosophe Charles Pépin écrit : “Rencontrer quelqu'un, c'est être bousculé, troublé. Quelque chose se produit, que nous n'avons pas choisi, qui nous prend par surprise ; c'est le choc de la rencontre. Le mot "rencontre" vient du vieux français "encontre" qui exprime "le fait de heurter quelqu'un sur son chemin". Il renvoie donc à un choc avec l'altérité : deux êtres entrent en contact, se heurtent, et voient leurs trajectoires modifiées.” Avant de poursuivre : “Lorsque le monde de l'autre nous fascine, que soudain le trouble nous prend au cœur-même de notre identité, ou que l'évidence du projet commun emporte notre enthousiasme, que nous nous sentons pousser des ailes, pris par le désir d'agir, nous existons, au sens existentialiste du terme […] Exister, c'est sortir de là où l'on se trouvait, être hors de soi, projeté en avant, vers l'autre.”
Et à chaque fois, ça ne rate pas. Le pain est le fruit du changement, d’une trajectoire modifiée. Qu’importe qu’il s’agisse d’un échange virtuel ou d’une rencontre tangible, qu’importe l’espace-temps et l’endroit.
Ce sont des femmes, des expertes, des militantes, des passionnées. Elles élaborent, rencontrent, étudient, transmettent, donnent de leur temps et ce n’est pas là un vain mot. Elles permettent une éducation sensorielle et culturelle du pain : Vanina Gisbert au travers de ses ateliers à l’École comestible ou encore Florence Leturcq avec son association Les douceurs solidaires. Et il y en a sûrement bien d’autres. Si certain.e.s vous reviennent, je prends.
À vous lire,
Farah
Toutes les illustrations sont de Yacine Blaïech.
“Pourquoi le pain”, en langue arabe.
La Pâque juive qui dure de 7 à 8 jours.
Pain azyme, l’essence même du vivant, Pain Pain zine, 2022.
La langue hébraïque est amphibologique ce qui signifie que ses mots détiennent toujours au moins deux significations. Ouaknin explique qu’il ne s’agit pas d’une polysémie, soit un mot qui aurait plusieurs sens mais dont le contexte réduit le sens, mais bien d’une amphibologie. En d’autres termes, le fait d’entendre tous les sens du mot en même temps.
Charles Pépin, La Rencontre - Une philosophie, Allary, 2021.