Ce qui nous reste
Mythologies de l'héritage silencieux auquel on s'accroche. Un jour de fête de l'Aïd.
À mes yeux, la photo ne lui ressemble pas. Une cravate doublée d’une chemise blanche et d’une veste de costume auxquels se greffe son regard doux. Ce dernier, personne n’y échappe avec baba1, pas même le service des ressortissants algériens de la Préfecture de police de Paris un 22 février 1980, à en croire la date apposée sur le document cartonné bleu.
Pourquoi envisager qu’une missive officielle se verrait tamponnée d’une date erronée ? Longue histoire. Disons simplement que c’est cette même instance qui a modifié le nom de famille de mon père, et par la force des choses le mien et celui de ma sœur, à son arrivée en France au début des années 1950. Par une erreur phonique, un mépris ou peut-être simplement la fatigue d’un ou d’une secrétaire ce jour-là, Kerrem devint Keram conférant ainsi à jamais le qualificatif “des autres” à ma famille nucléaire. Les déviants.
Mon père, artisan polisseur de profession, homme à la bonté qui fait briller les yeux de quiconque convoque son souvenir, établi boulevard de Charonne puis à Avron avant d’élire comme quartier pour le reste de sa vie, les hauts du 20e arr. — Ménilmontant, Pelleport, Gambetta, Télégraphe. Mon père qui choisit comme transmission le silence.
Je m’observe placer mes forces dans ces documents, espérant naïvement qu’ils détiennent le pouvoir de relater un peu de cette histoire paternelle silencieuse. Qu’ils hébergent quelques traces de sa Kabylie natale au blvd de Charonne. Comme un souhait inespéré qu’ils allègent le poids de mes bagages.
Mais même les précieux ne parlent pas toujours. Alors à défaut de clarté, ces petits bouts de cartons que je m’entête à relire sans cesse se font le lieu de récits fabulés, romancés, fantasmés. Je conçois puis détricote des souvenirs inanimés d’un temps où je n’étais pas. Qu’est-ce qui l’a poussé à revêtir un costume trois pièces que je n’ai ensuite vu qu’une poignée de fois sur lui ? Que se passait-il en lui chaque année alors qu’il se rendait chez un photographe, j’imagine, de l’est parisien avant d’aller arracher son sésame à la Préfecture de Paris ? Quel sous-texte familial derrière un certificat de résidence de ressortissant algérien périmé depuis plus de 20 ans ?
Ces cartes, j’en conserve un grand nombre. Certaines sont affublées de photos d’identité aux mines plus fatiguées que d’autres, aux sourires plus ou moins crispés, et toutes sont accompagnées de ce regard incandescent. Et c’est comme si derrière leur impressionnante conservation — pas une pliure, rien, mon père tout craché — se nichait un devoir mémoire.
J’ignore pourquoi, alors que je bouclais ma valise pour Tunis la semaine passée, j’en ai emporté une avec moi. J’ignore ce qui a motivé le geste de la sortir de mon sac, assise sur un banc du quartier de Kheireddine, pour la photographier.
Le meilleur conseil qui m’a été prodigué en écriture jusque-là est de ne pas succomber au besoin de tout dire.
À ce qui nous reste et à ce à quoi l’on tient.
Aïdmabroukom2 à celleux qui la célèbre,
Farah
“Papa”, en arabe.
Aujourd’hui et demain est célébrée l’Aïd al-Adha, la fête du sacrifice. Celle-ci fait référence à un récit commun dans les trois religions monothéistes. Ibrahim, face à l'épreuve divine, accepte de sacrifier son fils unique, Ismaël. Mais l’Angle Gabriel lui fit parvenir un mouton… Et puis depuis, on mange des côtelettes et du gigot.