Une histoire de plantes, de nettoyage et de légumineuses
Petites mythologies culinaires et symboliques du nouvel an berbère.
Si dans tout premier opus de newsletter, l’autrice se doit d’évoquer la raison de son existence, permettez-moi ici d’en faire l’impasse. Au chapô introductif, je préfère l’évocation directe du nouvel an berbère. Soyez-en certain.e.s : familiers, intéressé.e.s, novices ou franchement insensibles devant elles, les célébrations de Yennayer insuffleront pour sûr quelque chose en vous.
La lumière pénètre par les deux fenêtres qui se font face et inonde ma chambre. Je la souhaiterais rosée ou dorée comme certains (rares) matins, mais aujourd’hui, c’est une blancheur grisonnante qui s’invite jusqu'à mon lit. J’aimerais vous dire qu’il est à peine 6h, que j’appartiens à ces gens dont l’énergie s’active en eux dès l’aube. Seulement, il doit être probablement plus de 8h lorsque j’émerge, les yeux tout gonflés, conséquence directe des nuits trop longues — la mienne pourtant vierge de toute histoire. Ce genre de réveil tardif sans l’alibi de quelconques excès de la veille. “Être libre, c’est de se lever à l’heure que l’on veut”, confiait l’interprète Michel Zlotowski à sa fille, la réalisatrice Rebecca Zlotowski, lorsqu’elle était enfant. Je crois qu’il n’est pas de discours plus vrai. Mais ce matin-ci, la conjoncture est autre. Nous sommes à la veille de Yennayer, célébrée le 12 janvier de chaque année, et c’est comme si toute ma lignée me scandait d’inaugurer les festivités.
Je n’ai jamais fait partie de celleux qui chérissent le réveillon. Aux événements contraints, j’ai toujours préféré le calme du retrait, la sérénité d’un lendemain hors du temps passé dans les rues d’une ville ou d’une bourgade qui ne semble s’être jamais levée. Mais avec Yennayer, c’est autre chose. Il n’y est pas question de courir partout pour choper des quilles, de se lancer dans une queue interminable pour récupérer sa commande de fruits de mer qu’on s’entête je-ne-sais-pas-pourquoi à toujours disposer sur la table cette soirée-là. Peut-être est-ce dû à sa découverte sur le tard, à son essence qui m’est toujours parue mystérieuse, à mon identité amazighe kabyle dont j’initie à peine l’exploration. Yennayer : en tamazight1 “yan” pour “un” et “ayyur” pour “mois”. Le premier mois. Une fête des esprits, de la terre, de l’ancrage. Une fête qui laisse sur le bas-côté le religieux. Une fête inclusive dont l’écho peut retentir en chacun. Enfin.
Et si Yennayer convoque mille et un rites qui peuvent pour beaucoup nous apparaître datés ou loin de nous car hérités de la paysannerie2, je crois certains praticables dans des vies “citadines”, hors des montagnes d’Afrique du Nord. Selon moi, ritualiser un nouveau cycle par des gestes qui nettoient notre lieu de vie, opèrent un changement dans notre assiette et, par la même occasion, honorent la Terre prend tout son sens une fois la nouvelle année entamée — surtout après le rendez-vous souvent manqué des résolutions du 1er de l’an.
Faire la part-belle aux légumineuses : il convient pour le repas de Yennayer de ne pas mélanger le sec et l’humide afin de conjurer la sécheresse pour les mois à venir. Les légumes frais sont exclus de la tablée présidée, elle, par les céréales et légumineuses. Le fait de tremper ces dernières dans l’eau ne les fait pas appartenir à l’humide tout comme l’usage permis d’oignons et d’échalotes, considérés comme aromates. Il suffit d’ouvrir nos placards pour constater que fèves, pois-chiches, lentilles, haricots dans leur forme sèche sont souvent légion. Sublimez-les en un taboulé. Lancez-vous dans l’élaboration d’un cherchem3 ou encore d’un couscous aux légumineuses. Érigez-les en plat de fête et non en simple accompagnement ou autre soupe. La semaine de Yennayer, la pluie n’a cessé de s’abattre sur Paris comme me l’a fait remarquer la photographe Lucie Cipolla… Espérons le même dénouement sur la rive sud de la Méditerranée où le triste terme de “stress hydrique” a désormais été remplacé par celui de “détresse”.
Réaliser ses propres bâtons de fumigation à base d’aromates du frigo : exit la sauge blanche qui provient de contrées lointaines ou le palo santo (adoré certes) qui se voit surexploité. Les femmes berbères font sécher des herbes du quotidien (coriandre, basilic, menthe) pour ensuite les brûler au sein du foyer et tout autour. Nos herbes fatiguées du fond du frigo nettoient désormais notre intérieur. Finissez par un grand courant d’air afin de “chasser les esprits malins4”, les énergies stagnantes — ou simplement les effluves trop persistantes.
Partager son repas avec les vivants et les disparus. Les montagnes de Kabylie (Algérie) qui ont vu mon père naître et grandir m’ont souvent été décrites comme teintées de magie. Une sorte de lieu où surviennent des événements inexpliqués. Évidemment, un tel héritage laisse des traces qui s’invitent dans les pratiques culinaires. Que l’on soit sensible à ces questions ou non, il apparaît toujours bon d’avoir une pensée pour les êtres regrettés. Autour du plat central, disposez quelques cuillères en plus afin de nourrir les âmes de passage dans votre esprit. En d’autres termes, Manger fantôme5. Sensation de plénitude garantie et aucun risque de spiritisme à la clé, promis.
Amitiés et Assegwas Ameggaz6 ⵣ,
Farah
Illustrations par Yacine Blaïech
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Dialecte berbère parlé au Maroc dans le Haut Atlas, le Moyen Atlas et le Rif ainsi qu'en Algérie (Kabylie) où il est devenu langue nationale à côté de l'arabe.
Oularbi Abdennebi Houria. Les repas d’asfel. Un rite d’expulsion du mal dans Djurdjura en Kabylie au XIXe-XXe siècle. In: Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N°59, 2008. Manger au Maghreb - Partie II. pp. 74-80.
Blé dur cuit dans un volume d’eau salé auquel on ajoute lentilles, fèves, pois-chiche, cumin et poivre.
Contes et légendes de Kabylie.
Très bel ouvrage de l’autrice, poétesse, journaliste et intime Ryoko Sekiguchi aux éditions Argol.
Bonne année 2973 !